les immatériaux
1985 : l’exposition comme exercice philosophique
Carrément génial ! Un titre fait pour mes Luchrones. On parle de l’exposition avec les amis de “ASA-Logiciels”. Ils me permettent la nuit d’utiliser leurs coûteux ordinateurs. Hasard heureux (encore un) : la société est rue Tiquetonne à 200 mètres du Centre Pompidou.
Thierry Chaput est au second plan derrière Jean-François Lyotard,
Passionné, Monsieur Chaput explique qu’il attend des artistes qu’ils réalisent une scénographie bien déterminée. L’exposition des Immatériaux innove en tous points. Je ne pouvais rêver mieux.
“Il ne s’agit pas d’expliquer mais de rendre sensible au public cette problématique par les formes sous lesquelles elle apparaît dans les arts, les littératures, les techno-sciences et les modes de vie. Cette manifestation ne fait qu’en présenter aux yeux et aux oreilles certains des effets comme le ferait une œuvre d’art.” (dossier de presse)
Participer à cette œuvre-exposition qui se présente comme “philosophique” me plaît. Reste à tenir les délais serrés d’un projet complexe.
A l’étage chez ASA on ne sait pas qu’on fait de l’I.A. On travaille sur un prototype de moteur d’inférence. Au sous-sol, quand Monsieur Chaput et son équipe nous visitent, je teste la maquette du Luchrone de Bourges. C’est probablement ce qui décide l’équipe du Centre Pompidou à nous passer commande. Détail : la porte de la cave fait 76 cm de large et le cube 1,5 m. On est avec des gens sérieux et aucun visiteur n’ose demander comment nous comptons sortir le cube.
Puis vient le moment de l’installation du site “Tous les Auteurs”.
On se presse autour de moi. Et pas pour me complimenter. “Tous les auteurs” n’a pas de commandes. Pas de clavier ? C’est pas possible ! L’automatisme n’est pas au programme des Immatériaux : on me demande d’ajouter des boutons de commande. Ma première réaction est de planter ces gens : où ont-ils vu que l’on commande les auteurs ? De retour rue Tiquetonne, Francis Gernet, patron d’ASA, me ramène sur terre car nous avons besoin du budget.
Les immatériaux : Le site Objet Perdu
Alors j’ajoute les rassurants boutons… Sur mes Luchrones authentiques, pas de clavier, ni bouton, ni télécommande. Je les vois indépendants, ils existent discrètement, sans bruit, à nos côtés. L’idée remonte peut-être à ma lecture du maître et de l’esclave du vieil Hegel. Comme les plantes, mes Luchrones demandent juste d’être arrosés de quelques gouttes d’électricité. Je constate que, contre la philosophie en marche, un jeune artiste ne fait pas le poids. Choqué de ne pouvoir m’expliquer, je ne vais pas à l’inauguration et ne fais aucune photo.
L’année des immatériaux voit la sortie des premiers “Macs” de Steve Jobs. Avec le recul, l’exposition semble encore plus décalée qu’à l’époque. Les lieux communs, la grisaille, le pessimisme, et l’enfermement dans un labyrinthe ; c’est à l’opposé de ce que mes amis de ASA pouvons ressentir de l’évolution hégémonique des séduisants ordinateurs. L’exposition est loin d’avoir le succès escompté.
Acteurs connus du changement, les artistes sont paradoxalement priés de ne rien apporter de personnel à l’exposition des Immatériaux. Monsieur Lyotard pense que la technologie implique anonymat et renoncement au monde. C’est l’opposé de ce qui me motive : m’amuser, découvrir, détourner ce qui me tombe sous la main.
Les textes et les nombreux articles sur les Immatériaux semblent aujourd’hui décalés. Parfois ils tombent juste, parfois non. Le futur n’est plus ce qu’il était en 1985.
Pour juger sur pièces, s’ajoutant au dossier de presse, il y a l’article de Noémie Chataigner.
- Thierry Chaput était le Commissaire de l’exposition. Il matérialisait les idées de Jean-François Lyotard
Pour aller plus loin :
https://journals.openedition.org/appareil/797
https://monoskop.org/images/5/5b/Les-Immateriaux_Petit-Journal_1985.pdf
https://www.e-flux.com/criticism/235949/les-immatriaux-a-conversation-with-jean-franois-lyotard-and-bernard-blistne